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La une à laquelle vous n’avez pas échappé

Libération

 

13 janvier 2015 à 20:36

Je suis Charlie

 

Philippe BROCHEN et Isabelle HANNE avec les correspondants à l'étranger

 

Analyse

Pour son premier numéro depuis l’attentat du 7 janvier, «Charlie Hebdo» représente Mahomet. Très relayé, le dessin a eu une réception contrastée à l’étranger.

Mahomet aussi est Charlie. Comme tout le monde ou presque depuis l’attentat qui a coûté la vie à douze personnes mercredi, et à cinq autres depuis, le prophète tient son petit carton «Je suis Charlie», sur le dessin signé Luz en couverture de cette édition exceptionnelle. L’hebdomadaire satirique a été tiré à 3 millions d’exemplaires (60 fois son tirage habituel) pour une diffusion en plusieurs langues et dans le monde entier. Ce numéro restera deux semaines en kiosque, et la rédaction devrait poursuivre le travail «dans la continuité», a garanti mardi après-midi le rédacteur en chef, Gérard Biard. Jamais Charlie Hebdo n’aura eu une telle audience, ni touché un tel public. Pourtant, loin de vouloir jouer les symboles, la rédaction décimée insiste dès la couverture : Charlie est un «journal irresponsable».

Appel au calme. Après avoir tué plusieurs plumes historiques de Charlie, les agresseurs ont crié qu’ils avaient «vengé le Prophète». La rédaction n’a jamais hésité à publier des caricatures de Mahomet, quand sa représentation même offense une partie du monde musulman (lire pages 4-5). Aujourd’hui, rebelote. Sur fond vert, on voit le Prophète, manifestant un peu inattendu pour la liberté d’expression. Vêtu de blanc, ses deux gros yeux tout penauds, une larme sur la joue et une moue chouineuse et attendrie. La couv est une référence à celle, également de Luz, de novembre 2011, Charia Hebdo. Cette édition avait valu une attaque au cocktail molotov des précédents locaux du journal, sans faire de victimes. Ce Mahomet-là était hilare et promettait «100 coups de fouet» à ceux qui n’étaient pas «morts de rire»

Au-dessus du Prophète, en couverture aujourd’hui, cette phrase : «Tout est pardonné».«Evidemment tout est pardonné, mon vieux Mahomet, s’est dit Luz en regardant son crobard, ainsi qu’il le raconte à Libération.C’est surmontable parce que j’ai réussi à te dessiner.» Avec cette une, «on voulait montrer qu’on a le droit de tout faire, et de tout refaire, et d’utiliser nos personnages comme on veut, martèle le dessinateur. Mahomet, c’est devenu un personnage, malgré lui dans l’actualité, puisqu’il y a des gens qui parlent en son nom.»

Le Prophète en couverture ? «Une évidence, pour Guillaume Doizy, spécialiste du dessin de presse. La seule réponse à l’attaque, c’est qu’il y ait Mahomet en couverture, avec le visage visible. C’est la réponse la plus politique, la plus juste à la situation. J’avais peur que les gens de Charlie soient tellement écrasés qu’ils n’arrivent pas à tenir le cap, mais non.»

Dans un communiqué, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a appelé la communauté musulmane «à garder son calme en évitant les réactions émotives […], tout en respectant la liberté d’opinion». Mais le président de l’Observatoire national contre l’islamophobie au sein du CFCM, Abdallah Zekri, a tout de même qualifié la une de «provocation», précisant au Figaro qu’elle mettait «de l’huile sur le feu». Les médias français n’ont pourtant pas manqué de montrer la couverture en question dès le bouclage de Charlie, lundi soir. Plusieurs éditions spéciales de journaux sortent aujourd’hui, notamment celle de Siné Mensuel. Les Inrocks, eux, publient en une un dessin signé Charles Berberian, montrant Mahomet pleurant les dessinateurs défunts. L’idée d’une représentation du Prophète avait d’ailleurs suscité de l’émoi au sein de la rédaction. En tout cas, «la presse mondiale va être obligée de montrer [la une de "Charlie"], ou de la flouter avec beaucoup d’hypocrisie», anticipait Guillaume Doizy.

Autocensure. Aux Etats-Unis, la pertinence de publier cette couv divise les médias. Depuis l’attentat, très peu ont fait le choix de reproduire d’anciennes caricatures de Mahomet, suscitant de virulents débats. La position de principe, adoptée par certains médias, semble toutefois avoir évolué. «Nous ne publions habituellement pas d’images de Mahomet pour éviter d’offenser les lecteurs musulmans, mais la valeur informative de la couverture du magazine justifie sa publication», argumente USA Today, qui l’a reproduite sur son site. Tout comme le Washington Post, le Wall Street Journal, le Los Angeles Times ou encore CBS News. En revanche d’autres grands médias, à commencer par le New York Times, persistent dans l’autocensure. Dans son édition de mardi et sur son site, le quotidien a publié un reportage sur la préparation de l’hebdo satirique. Mais pour voir la une de Charlie, les lecteurs ont dû se contenter d’un lien… vers le site de Libé. Ce qui a suscité un torrent de critiques. «Lâche et pathétique !» s’emporte un lecteur américain. Sur les 534 quotidiens des Etats-Unis, seul le tabloïd New York Post a reproduit en une (et en petit format) la couverture de Charlie.

Au Royaume-Uni, lors de la revue de presse de BBC2, lundi soir, le présentateur a brandi brièvement la une de ce mercredi matin. Les quotidiens, eux, sont divisés. Si The Times s’est contenté de décrire la une, le Telegraph a publié sur son site une partie de la couverture, en s’arrêtant prudemment sous les mots «Tout est pardonné». En revanche, The Independent a publié l’intégralité de la une en pages intérieures et sur son site. Idem pour The Guardian, qui prend tout de même des pincettes : «Attention, cet article contient l’image de la une du magazine, que certains pourraient trouver offensante», met en garde le quotidien au début de l’article sur son site. Dans sa version papier, il explique «reproduire cette première page parce que sa valeur, en tant qu’information, justifie sa publication».

Phallus. En Turquie, Cumhuriyet, quotidien fondé par Ataturk en 1924, doit publier en association avec Charlie un supplément de 4 pages reprenant les deux tiers du contenu de l’hebdo. Une exclusivité dans un pays à majorité musulmane, dirigé par un gouvernement islamo-conservateur, au 154e rang sur 180 pays dans la liste de la liberté d’expression établie par Reporters sans frontières. Inimaginable en Tunisie : «Ce n’est même pas une question. Aucun journal ne va reproduire cette une», avance Zyed Krichen, rédacteur en chef du Maghreb, pourtant classé comme «moderniste». Qui ajoute : «Au lendemain de l’attentat contre Charlie, la presse - même islamiste - s’est montrée quasi unanime et a condamné l’attentat sans réserve.» L’hebdo satirique ne sera pas non plus distribué dans le pays. Censuré sous Ben Ali, il avait fait une rapide apparition en kiosque après la chute du dictateur. Pour disparaître presque aussi vite.

Comble du blasphème, certains ont vu dans la représentation de Mahomet un double phallus (retournez votre Charlie, voyez le nez et les yeux, le visage et le turban…) Luz dément dans un haussement d’épaules : «Je l’ai toujours dessiné comme ça. En tout cas, s’il a une paire de couilles sur la tête, il est super bien épilé.»

 



14/01/2015
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