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«La vieille Europe a besoin des migrants»

Le Temps.ch

 

mercredi 05 août 2015

 

Europe

Ram Etwareea

 

Le directeur d’un musée sur l’immigration à Anvers évoque les flux passés et présents. Les migrants du Vieux Continent avaient également pris des risques

Entre 1873 et 1934, 2 millions d’Européens fuyant la misère et l’oppression ont embarqué sur les bateaux de la Red Star Line au port belge d’Anvers pour gagner le Nouveau Monde. Situés sur le quai du Rhin, les hangars de cette compagnie maritime étaient un passage préalable obligé. Les migrants y subissaient les contrôles sanitaires, et seuls ceux ne souffrant pas de maladies contagieuses et qui étaient physiquement aptes à travailler obtenaient le sésame pour partir.

En 2013, les lieux ont été transformés en un musée qui porte le nom de la compagnie maritime. Un des rares lieux dédiés à l’immigration européenne, il reconstitue le parcours des migrants. Affiches, photos, maquettes de bateaux, objets courants durant le voyage et récits de voyageurs permettent au visiteur de se mettre dans la peau du candidat à l’exil. Le Musée Red Star Line dévoile le passé d’un flux migratoire qui n’a jamais cessé. A elle seule, l’Italie a accueilli 90 000 réfugiés depuis le début de l’année. Et selon des chiffres publiés mardi, 2000 personnes sont mortes noyées cette année dans la Méditerranée dans leur tentative de gagner l’Europe. Luc Verheyen, directeur du musée, analyse les flux migratoires d’alors et, surtout, ceux d’aujourd’hui, qui posent un défi majeur à l’Europe.

Le Temps: L’immigration, telle que l’Europe la connaît à présent, est-elle très différente de celle de l’époque de la Red Star Line?

Luc Verheyen: Oui. Les Etats-Unis, le Canada, mais aussi l’Amérique du Sud étaient des régions d’accueil, avec une politique d’immigration active. Ces pays étaient peu peuplés. L’immigration était toutefois sélective. Les Etats-Unis choisissaient, selon des critères bien définis, ceux qu’ils voulaient faire venir. Il ne fallait pas que l’immigré soit une charge pour la société. Par exemple, une femme seule et enceinte n’avait aucune chance d’obtenir les autorisations. Comme à l’époque, les migrants sont aujourd’hui victimes des trafiquants qui profitent de la détresse humaine.

– Comment analysez-vous la politique migratoire actuelle de l’UE?

– Ce n’est pas à moi de la juger. Surtout, je ne veux pas que le musée devienne un porte-parole pour dire qu’il faut une politique plus ou moins ouverte. Je peux toutefois dire que l’aspect humain ne doit pas être négligé. Cela dit, l’Europe ne peut pas accueillir tout le monde.

– Que vous inspirent les drames de Lampedusa ou encore de Calais?

– C’est frappant de voir à quel point cette situation est malheureuse, mais aussi similaire à ce qui se passait à l’époque. Les migrants prenaient des risques énormes et transgressaient des règles. Aujourd’hui, les Africains et les Afghans fuient aussi la guerre, l’oppression et les inégalités. Mais la tragédie est d’autant plus grave que ce sont les personnes les plus dynamiques et les plus entreprenantes qui partent. Elles refusent la léthargie. Pour beaucoup d’entre elles, il n’y a malheureusement pas d’avenir digne chez nous. Les Européens se renferment. On ne résout pas les inégalités avec une politique migratoire, mais par le développement des pays pauvres.

– Avez-vous suivi le débat européen sur la relocalisation de migrants se trouvant en Italie et en Grèce?

– Je comprends le manque de solidarité au sein de l’Europe, mais je ne le partage pas. Il est injuste que certains pays seulement portent le fardeau de l’immigration. L’Europe parle beaucoup d’harmoniser la politique économique, mais jamais de la politique sociale.

– Que pensez-vous du mur hongrois contre les migrants?

– Je ne veux pas culpabiliser les Hongrois, mais je tiens à souligner que des milliers de leurs ancêtres avaient emprunté la Red Star Line. L’Europe n’a pas toujours été un continent florissant. Rappelez-vous que 60 millions d’Européens ont émigré vers d’autres cieux. Nous avons souvent la mémoire sélective. Nous nous prenons pour des gens supérieurs, mais nous oublions que nous sommes tous issus de la migration.

– Le nationalisme qui gagne du terrain en Europe vous inquiète-t-il?

– Je comprends le phénomène. La mondialisation n’a pas été que bénéfique. Les jeunes ont l’impression que la génération de leurs parents a été la dernière à vivre la croissance. Pour beaucoup, les migrants représentent une menace. Les bouleversements liés à la mondialisation inquiètent. Dans mon quartier, les gens ont vu la disparition graduelle du commerce de proximité. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une épicerie de nuit tenue par des Pakistanais. Les Etats se rendent compte de ce sentiment. Pour toutes sortes de raisons, le ressentiment contre les étrangers s’accroît. Dès lors, il faut s’attendre à la poursuite des politiques migratoires restrictives.

– Pensez-vous donc que le mouvement des populations, ce vieux phénomène, va se tarir?

– Les flux migratoires vont se poursuivre. Nous parlons souvent d’une seule forme de migration et souvent de façon négative. Or ce phénomène est multiforme et concerne beaucoup de monde – des investisseurs, des cadres, des chercheurs et des travailleurs manuels. Les Etats-Unis font venir chaque année plusieurs milliers de cerveaux et de bras. L’Europe, dont la population vieillit, en aura aussi besoin.

 



07/08/2015
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