Suisse-Regard

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«Réformer l’imposition sur les successions provoquera un tsunami économique»

Le Temps.ch

 

samedi 16 mai 2015

 

L’interview de Daniel Mori

Par Propos recueillis par Laure Lugon Zugravu et Dejan Nikolic

 

Daniel Mori, président de Visilab, regrette que les initiants s’acharnent à reproduire le modèle français des «trois couches», qui brille par son inefficacité, en réintroduisant une fiscalité sur la succession en ligne directe, en plus d’un impôt sur le revenu et sur la fortune

Une «vaste tromperie». C’est en ces termes que Daniel Mori, président de Visilab, évoque l’initiative sur la réforme de la fiscalité successorale, soumise au peuple le 14 juin prochain. Fer de lance romand de la campagne contre ce texte, le numéro un de l’optique en Suisse (27% de parts du marché) est membre d’un Comité national regroupant plus de 300 sociétés attachées aux valeurs entrepreneuriales familiales. Entretien avec le patron de l’entité genevoise, filiale du groupe héréditaire PP Holding, opérant 90 magasins et employant 889 salariés, pour un chiffre d’affaires 2014 de près de 220 millions de francs.

Le Temps: Etes-vous confiant quant à l’issue du vote sur l’impôt des successions, dont le rejet est donné à une faible majorité?

Daniel Mori: Le dernier sondage SSR fait état de 51% des voix défavorables, contre 38% favorables à l’initiative, soit 11% des votants encore indécis. Tout peut encore basculer. Il faut continuer à se battre. L’enjeu est trop important: si ce texte passe, c’est la disparition programmée, et totale, des entreprises familiales, qui font en grande partie le succès de la Suisse. Nous sommes face à un potentiel tsunami économique.

– C’est-à-dire?

– Actuellement, 99% de notre tissu économique est constitué de PME. De ce chiffre, 90% correspondent à des entités familiales. Si les initiants l’emportent, ces entreprises me disent qu’elles seront condamnées à vendre, ou à faire faillite, faute de pouvoir être transmises par parenté.

– N’exagérez-vous pas un peu, le texte soumis au vote n’affecte les legs qu’à partir de 2 millions de francs?

– Très peu de sociétés sont valorisées en dessous de ce seuil. Taxer leurs successeurs, à hauteur de 20% du prix du marché de l’entreprise, est une hérésie. Aucune entité familiale ne peut débourser une telle somme. Sauf si elle vend.

– Une alternative serait d’emprunter pour payer le nouvel impôt.

– Cette option est intenable. Vu le contexte économique, actuellement chahuté, il est difficile d’obtenir un prêt bancaire. En outre, une condition essentielle pour survivre aujourd’hui est de limiter le plus possible ses niveaux de dettes.

– La Fédération des entreprises romandes (FER) en fait-elle assez dans cette campagne?

– Honnêtement, non. Je pense qu’elle commet une grave erreur, en sous-estimant la capacité des initiants à faire passer cet objet.

– Etes-vous à ce point opposé à l’idée d’enlever aux riches pour donner aux retraités, moins aisés?

– Le libellé de l’initiative est trompeur et joue sur les clichés: les entrepreneurs familiaux ne sont pas une population de nantis. La grande majorité d’entre eux se verse un salaire assez faible, pour contenir ses charges et rester compétitif. Les initiants cherchent à renflouer notre caisse AVS – démarche, a priori, noble –, mais ils se sont clairement mal renseignés sur la réalité économique de notre pays et les contre-effets dévastateurs de leur texte.

– N’est-ce pas là un trait commun de nombreuses initiatives?

– Actuellement, trop d’initiatives populaires sont lancées. Mais ce que je comprends encore moins, c’est la tolérance vis-à-vis de certaines d’entre elles, que je qualifierais de douteuses, puisqu’elles remettent en cause des principes constitutionnels [non-rétroactivité, unicité des thèmes, etc., ndlr] et des acquis économiques essentiels.

– Plaidez-vous en faveur d’une réforme du système?

– Oui, notre modèle de démocratie directe ne fonctionne plus aussi sainement qu’auparavant. L’initiative populaire est aujourd’hui un objet galvaudé. Certains politiques en abusent à des fins essentiellement publicitaires.

– Le Parti évangélique (PEV) prévoit des «réductions particulières», lorsque l’impôt risque de «mettre en danger l’existence» d’une entreprise. Cela ne vous rassure-t-il pas?

– J’en suis au contraire scandalisé. Le texte n’offre aucune précision quant au type d’abattement envisagé. Pire: il stipule que les héritiers doivent s’engager à conserver leur activité durant dix ans pour prétendre à d’hypothétiques exonérations. C’est une «clause guillotine» déguisée! Il est déjà exceptionnel de parvenir à tenir un modèle d’affaires sur trois ans. Pas un seul entrepreneur ne prendra le risque de ne pas vendre avec une telle restriction de 10 ans.

– Admettons que le peuple accepte cette initiative: qu’arrivera-t-il concrètement à Visilab?

– Dans l’immédiat, sans doute rien. Mais à terme, nous ne serons plus une entreprise familiale. Car nos successeurs seront forcés de vendre en raison d’un impôt exorbitant calculé sur une valeur vénale hypothétique certainement importante.

– Est-ce si grave? Votre marque continuera d’exister, mais autrement.

– La grosse différence entre une entreprise familiale et celle qui ne l’est pas, c’est la volonté pour la première de faire perdurer son activité sur le plus long terme possible, en préservant les emplois, indépendamment des aléas boursiers, notamment. La philosophie entre les deux types d’entité est totalement différente.

– Qui pourrait vous succéder chez Visilab?

– Mes deux fils finissent actuellement leurs études. Il est trop tôt pour dire s’ils vont un jour manifester un intérêt pour l’entreprise. Mais j’espère que ce sera le cas.

– N’avez-vous pas l’impression d’être le seul en Suisse romande à monter au créneau? Où sont les autres entrepreneurs familiaux qui pensent comme vous?

– Je ne suis pas isolé dans ce combat. Tous mes homologues pensent comme moi, mais ils craignent sans doute de ne pas avoir un discours suffisamment performant ou d’être mal compris. Si je donne l’impression de vouloir occuper l’espace médiatique, c’est peut-être lié à une certaine notoriété et une habitude à m’exprimer en public.

– On vous sent de plus en plus actif sur le terrain politique. Est-ce que vous voulez vous lancer dans les affaires publiques?

– Non. Mais j’ai envie de m’engager dans des combats pour préserver le climat économique suisse. Ce qui me navre le plus avec l’initiative du PEV, c’est qu’elle cherche à reproduire le modèle français des «trois couches», qui brille par son inefficacité, en réintroduisant une fiscalité sur la succession en ligne directe, en plus d’un impôt sur le revenu et sur la fortune.

– Les rangs du PLR vous attirent-ils?

– Ni ceux du PLR, ni d’un autre camp. Je ne voudrais pas tomber dans le dogmatisme et défendre des causes qui ne me parlent pas. Je préfère la liberté totale.

– Vous a-t-on déjà approché?

– Oui, bien sûr, mais j’ai refusé.

– Parlons conjoncture. Comment se portent vos affaires depuis la levée du taux plancher?

– Le franc fort nous affecte de manière très variée selon les régions. Genève et Bâle souffrent incontestablement davantage. L’effet sur nos ventes y est de -10 à -15%. Toutefois, ce recul est en partie compensé par nos meilleurs résultats ailleurs en Suisse. Les efforts sur nos marges [ndlr: actuellement, d’environ 10%] et nos offres promotionnelles ont permis de limiter encore davantage les dégâts. Mais la situation reste délicate.

– Etes-vous favorable à la création d’un fonds d’aide anti-franc fort, tel qu’envisagé à Genève et déjà mis en place dans le canton de Vaud?

– Non, ce serait une fausse bonne idée. Il faudrait assortir le dispositif de règles d’attribution équitables, ce qui s’annonce délicat, voire irréalisable. Je crois davantage en les bienfaits de mesures ponctuelles, comme le chômage partiel.

– En février dernier, vous annonciez dans nos colonnes une entrée en récession de la Suisse, suite à la décision de la BNS.

– Je reste convaincu que la levée du taux plancher est une grave erreur. La BNS a tout simplement paniqué. Elle a trop basé sa stratégie sur l’euro, au lieu de panacher son programme de rachat de devises avec d’autres monnaies. Mais l’assouplissement quantitatif [ndlr: création monétaire] helvétique aurait dû être maintenu. Car cette recette, largement utilisée dans d’autres pays, fonctionne très bien.

– Allez-vous licencier si la situation actuelle perdure ou se péjore?

– Non, car nos pertes dans les cantons frontaliers touchés par le tourisme d’achat s’équilibrent grâce au dynamisme des autres régions. Notre chiffre d’affaires est actuellement stable par rapport à notre dernier exercice.

 



21/05/2015
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