Suisse-Regard

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A Air France, les dessous d'un spectaculaire «grounding» social

Le Temps.ch

 

Le 6 octobre 2015

Economie Internationale

 

Par Richard Werly, Paris

Le spectacle affligeant et unanimement condamné de dirigeants de la compagnie aérienne française obligés de fuir lundi en haillons n’est que la partie émergée d’un iceberg d’échecs à tous les niveaux

 

On l’oublierait presque. En France, en tout cas, personne n’en parle. Quid de KLM, la compagnie néerlandaise avec laquelle Air France a fusionné depuis onze ans, en avril 2004? Depuis plusieurs années pourtant, la «sœur» hollandaise de la compagnie aérienne française est une caisse de résonance de nombreuses colères, à tous les niveaux, contre le management parisien et la tutelle problématique qu’exerce, à travers ses 15,6% du capital, l’Etat français.

«Les plans de restructurations se succèdent sans résultat et, à chaque fois, les grèves et les problèmes sociaux viennent de France», enrage un pilote néerlandais. Principal motif de sa colère: l’absence de cap clair de la part d’une direction du groupe sinon discréditée, du moins incapable de faire prévaloir une culture d’entreprise adulte au sein de ce géant mondial, fort de plus de 100 000 salariés dans le monde. Perte d’argent sur le trafic passagers. Perte d’argent sur le fret. Un secteur long-courrier en difficulté. Une activité de maintenance bénéficiaire, mais très concurrencée. Et une confiance pourtant renouvelée de façon éclatante en mai 2015 au PDG Alexandre de Juniac, polytechnicien et énarque, ancien collaborateur de l’ancien président Nicolas Sarkozy et de l’ancienne ministre des Finances Christine Lagarde, puis passé par le groupe d’armement Thalès. «Je n’ai toujours pas compris comment, avec un tel bilan, il a pu être reconduit pour quatre ans avec 95% des suffrages des actionnaires. Cela est possible seulement en France», poursuit notre interlocuteur.

 

Transavia mise de côté

Facile, pourtant, à comprendre. Air France incarne, à bien des égards, ce qui ne va pas dans l’économie française, à l’ombre de pratiques de gouvernance d’un autre âge au sommet comme à la base de l’entreprise, que l’Etat actionnaire laisse prospérer. Jugez plutôt: nous sommes en mars 2015, quelques mois après la fin, en septembre 2014, de l’une des plus sérieuses grèves au sein de la compagnie aérienne, dont le coût s’est élevé à près de 300 millions d’euros. La direction du groupe, pour ramener la paix sociale, a accepté de renoncer au développement de sa filiale Transavia Europe, tout en maintenant ses exigences vis-à-vis des pilotes grévistes dont les avantages sont dénoncés par les autres catégories de personnel. L’effervescence sociale menace. Le calme est indispensable pour aborder les prochaines étapes des restructurations en cours. Et voilà qu’Alexandre de Juniac, invité des «Entretiens de Royaumont», s’en prend publiquement devant des journalistes et invités triés sur le volet, aux 35 heures, à l’âge de la retraite, et à tous les acquis sur lesquels les syndicats sont arc-boutés. «Les meilleurs experts mondiaux sont venus, on a payé tout un tas de cabinets de consultants très cher pour notre plan Transform 2020», se vante alors le PDG, cité par Médiapart. Un règlement de comptes en règle hors entreprise: «On ne peut pas comprendre l’exaspération ambiante au sein de la compagnie sans avoir en tête ces embuscades à répétition, explique un syndicaliste de Force Ouvrière. Air France est le royaume du mélange des genres. Quand le premier ministre Manuel Valls nous traite de voyous, il oublie de regarder les frustrations et les rancœurs accumulées sous le tapis de nos avions…»

Autre exemple de confusion des genres ce mardi. Après avoir traité de «voyous» les membres du personnel qui s’en sont pris physiquement aux responsables des ressources humaines, Manuel Valls omet de préciser que l’un de ses plus proches collaborateurs, Gilles Gateau, chargé des Affaires sociales, devrait prochainement prendre le poste de directeur des ressources humaines de la compagnie. Un profil de négociateur accompli. Mais aucune expérience dans le secteur du transport aérien en proie aux plus grands bouleversements de l’ère moderne. Normal? Carsten Spohr, PDG de Lufthansa depuis mai 2014, est un ancien pilote, longtemps responsable du secteur fret de la compagnie allemande. Parcours similaire pour Willie Walsh, le patron de British Airways et Aer Lingus, lui aussi ancien commandant de bord. Quand à Michael O’Leary, le fantasque patron du low-cost Ryan Air, il a jeté son dévolu sur le transport aérien depuis le début des années 90. Fait significatif: la possibilité de nommer à la tête du groupe Air France – KLM le patron de cette dernière, Leo Van Wijk, depuis 1977 dans le transport aérien, n’est même pas évoquée à Paris.

Résultat de ces non-dits, de ces affrontements et de ces tabous: une défiance à tous les niveaux entre la direction et le personnel d’Air France, incapable de réaliser que le nouveau paysage aérien mondial a radicalement modifié la donne et que la compagnie ne vit pas en vase clos. Une défiance attisée par des faits tels que cette prime de 400 000 euros pour «non-concurrence» initialement accordée, en mai 2012, à l’ancien PDG d’Air France Pierre-Henri Gourgeon, débarqué pour mauvais résultats après avoir bénéficié pour lui et des proches de billets à tarifs très privilégiés en février 2012. Alors qu’il clamait la nécessité, pour les salariés, de faire «d’énormes efforts». Le ministre de l’Economie de l’époque, Arnaud Montebourg, s’était interposé. La prime n’avait pas été payée. Son remplaçant, Alexandre de Juniac, avait dû accepter de diviser son salaire par deux, à environ 900 000 euros par an. Un geste qui, à l’évidence, n’a pas empêché la compagnie de frôler aujourd’hui le «grounding social».

 



07/10/2015
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